Le chant
Des années ont passé, Hugues du Puy est devenu immense, une
masse de muscles atroces, pleins de cicatrices. Cicatrices sur le corps, dans
la tête, sur le cœur, son vieux chien est amaigri et hirsute, il bave en
regardant le vide de ses yeux noirs tandis que le cheval blanc continue
d'avancer, taché. Il a parcouru de nombreuses forêts, est resté longtemps dans
cette grotte sombre … L'enfant, il s'en
souvient, éventré gisant dans une mare écarlate sur le sol, les cheveux de sa
femme entre ses mains, et ce misérable petit inconscient ignorait que ces
cheveux n'étaient autre que ceux de sa propre mère. L'odeur de ses tripes, sa
bouche sèche qui ne respirait plus, la boue et ces traces de bottes qui
l'avaient piétiné, ses pauvres vêtements déchirés. L'odeur, la profondeur de
l'entaille d'une hache, pas de jouissance, pas de regrets, une vengeance et un
divorce, un exil forcé. Elle l'avait transformé en une bête envahie par la végétation, une
pourriture aux cheveux gras et à l'armure rouillée, un être simiesque, une
monstruosité sans nom. Des milliers d'arbres tordus, des antiques immeubles
emplis d'antiques squelettes, des rats,
beaucoup de rats, des cafards, des
cloportes, et quelques oiseaux pigeons ou merles avec parfois un aigle
perdu, un être errant qui tente encore dans un vain espoir d'être le prédateur
des hordes de rats pullulant sur la planète. Un anathème avait été prononcé sur
ce monde, est-ce qu'il le
méritait ? Non aussi bien qu'il ne méritait en aucun cas le bonheur et la
beauté, la joie et l'innocence.
« Mon amour, je reviendrai, mon bouclier est brisé mais… »
Le vieux Sam se mit à aboyer, quelque chose faisait du bruit, celui-ci
divergeait et semblait s'accorder en une mélodie, c'était quelque chose de beau
et d'antique, cette voix, cette chose, de
la musique cela lui rappelait sa femme la Cité… Il lui manquait la musique, les
véritables instruments, mais le monde était trop occupé à survivre pour pleurer
ou rire des chansons de l'âge des centrales nucléaires.
Hugues s'avança vers l'endroit d'où provenait la délicieuse mélopée. Il vit un jeune homme
chétif tenant entre ses mains un objet étrange d'où sortaient ces sons si
particuliers. Le musicien s'arrêta net à la vue de l'étrange individu à cheval.
Ses yeux dessinèrent l'image d'une peur enfantine gardée au plus profond de
lui-même: celle du monstre dans le placard ou sous le lit. Il dut boire de l'air avant d'esquisser
un sourire gêné à son admirateur.
« Ta voix me rappelle celle de
ma femme…
_ Votre femme, dites-vous
monseigneur ? Je suis flatté de ce lien féminin, il prouve la grâce et la
douceur de mon timbre.
-J'ignorais
que des hommes dans ce monde conservaient leur voix d'enfant. »
Le musicien esquissa alors un sourire amusé, il se sentait fort face au rustre
à cheval qui l'interpellait, fort de sentiments puissants et d'une culture
supérieure, fier de pouvoir présenter son peuple…
« Notre cité est ainsi faite, chaque homme conserve sa voix d'enfant. Nous aimons également beaucoup écrire des
contes et chanter, bien que parfois viennent les temps des travaux et de la
guerre. Enfance est le nom de notre refuge »
L'intriguant artiste se mit
alors à fouiller dans sa poche d'où il sortit une substance étrange qu'il se
mit à aspirer.
« C'est ça aussi, l'enfance ?
_L'inconscience de la destruction monseigneur, l'inconscience qu'on vous ment, le plaisir de l'inconscience Sir…
_L'éducation et les échecs doivent punir ceci.
_Il n'existe pas de punition à Enfance.
_Les enfants n'aiment que la jalousie et la moquerie
_Visitez Enfance, nous vous y accueillons, vous verrez par vous-même »