Chez Franck
Al sonna longuement chez Franck par pur esprit puéril. C'est sa femme, Eve, qui vint lui ouvrir la porte en tablier. Elle le conduisit dans le salon où Franck roulait un énorme "Splif".
"Salut mec, tu veux une bière ?" Dit Franck tout en roulant.
"Oh ouais
-Alors qu'est ce que tu viens foutre ici un dimanche ?
-Me disait est-ce que tu occupes ton temps comme tu le voudrais ?
-Oula cette question, bah, ça dépend des taffs. Mais avec Eve j'pense qu'on s'en sort pour faire des trucs. Puis le jardin, les petites périodes de chômage, c'est un choix.
-T'as pas l'impression de quand même faire toujours la même chose ?
-Putain j'capte pas mec. On t'as jamais raconté mais bon avec Eve, on fait parfois des choses qui sortent de l'ordinaire.
-Comment ça ?
-J'ai jamais osé en parler mais comme tu t'intéresses à moi et ma vie, j'vais te dire: on se fait des plans.
-Des trucs de cul ? T'es échangiste ?"
Franck marqua une pause pour allumer son joint. Il eut un air satisfait à la première bouffée puis repris , avec l'accent du fumeur, la parole:
"Pas de l'échangisme, on a des copains ou des copines du côté d'Eve avec qui on baise régulièrement, que ça soit des gens seuls ou pas, on reçoit et on se déplace. Mais derrière, t'as aussi un aspect social tu vois. On discute un peu, on voit comment vivent les gens, où ils bossent puis on baise. C'est sympa parce qu'on a rencontré des gens très différents avec parfois des opinions de merde. Pourtant ces gens ouvraient leur porte en grand lorsque le moment sexe arrivait. J'ai même bourlingué à Londres comme ça.
-Putain tu m'en as jamais parlé. Je capte pas pourquoi...
-Bah, j'ai pas l'intention de faire ce genre de trucs avec toi donc bon, ça reste à part tu vois
-A part ? Mais tu parles de ça comme une bouffée d'air. Et puis pourquoi pas moi ?
-T'es un vieux pote, ça foutrait en l'air des choses je pense. Fin, j'te vois pas avec moi et Eve à poil. On aurait l'air cons.
-Donc, le principe, c'est d'avoir ce cercle de cul en dehors de celui normal ?
-Exact mec, t'as capté.
-Tu te sens en concurrence avec moi Franck ?
-Quoi ?
-J'acpte pas pourquoi j'pourrais pas baiser avec vous sauf si tu te sens en concurrence avec moi."
Franck s'assombrit soudain tandis que Eve vint s'asseoir près de lui. Elle avait pris un intérêt pour la tournure des choses car, au fond, elle ne voyait pas d'inconvénients à faire l'amour avec des "gens proches". Plus fort que cela, sa bisexualité la poussait à tenter de le faire avec ses vieilles copines de Fac.
"Mec, c'est comme ça, je bloque un peu là dessus, j'me vois pas avec toi au pieux.
-Pourtant pour regarder des films de cul...
-Bon merde. T'es venu pour baiser ? Ca te prends comme ça ? Tu regrettes d'avoir rien fait avec Miss Nutella ?
-Oh... Non je m'interroge sur ta pratique, sur le fait que ça soit ce que tu affectionnes le plus dans ta vie, à priori.
-C'est trop bon de faire ça Al, un sacré bol d'air. Mais j'peux pas le faire comme ça, ça s'organise tu vois."
Eve soupira alors un peu, puis glissa un sourire entendu à son compagnon. Elle se caressa langoureusement les cheveux puis finit par s'exprimer, limpide:
"Ce n'est pas à part pour moi Al. Franck et moi avons inclus cette sexualité car elle correspond à notre manière de vivre. On fait nos légumes, nos mi-temps et on partage une sexualité multiple.
-Mais du coups, Eve, pour toi faire ça c'est un peu "normal" ?
-Oui voilà, c'est pas plus choquant que ça. On reçoit et on bouge comme on irait au bar par exemple.
-Mouais, mais du coups, vous rentrez dans une sorte de norme là. Puis à priori c'est pas si évident pour Franck.
-Et alors Al ? On te l'as déjà dit, cette vie simple , "normée" comme tu dis, on ne souhaite pas la changer".
Elle semblait sûre d'elle, heureuse. Vivre dans son taudis avec un ex Metalleux et organiser des sorties "dimanche cul " c'était son rêve de gamine qui se réalisait. Mais Al ne la trouvait pas pour autant hypersexualisée ou dans la séduction constante. Eve semblait juste aérienne, tranquille. C'est la première fois qu'il la vit s'exprimer avec tant de morgue, elle qui semblait rester en retrait la plupart du temps menait en réalité le ménage.
Al demanda du Calva à son pote avant de repartir. Sur le trajet, il eut une pensée assez troublée: et si, finalement, Franck était coincé auprès de sa femme? Elle lui faisait partager son paradis et lui restait enfermé à l'intérieur. Il avait fini par fermer sa gueule de Penseur de la Musique pour se consacrer à sa femme. Elle de lui une sorte de héros moderne de la sexualité et du potager. Pas une seule fois il n'avait parlé de la Musique comme une façon d'exister autrement. Franck était effacé par l'ombre d'une femme puissante.
En repensant à la tenue et aux gestes d'Eve ce soir là, Al eut une érection. C'était peut-être pas si mal d'être un prêtre d'Isis au quotidien. On pouvait se reporter à sa femme si le problème de l'existence se posait. Elle remplaçait alors tout et devenait la seule sphère d'influence. Une féminité royale qui, sous ses vétements décontractés de quasi clow, dominait complétement l'âme de son meilleur pote.
Lorsqu'ils ouvrit sa porte pour rentrer chez lui pour de bon, Al se dit :
"Oh merde est pas de bon conseil putain, j'pensais qu'il serait avec une nana qui se dandine en concert. Une qui va voir du théâtre et des musées mais qui passe surtout ses soirées avec un verre à faire la dingue. Une fille moulée dans son T-short Jack Daniel's avec des lèvres rouges et des cheveux teintés. Une qui laisse des photos limites sur facebook et qui parle avec émotion de la série viking et d'obscurs groupes de black métal. Le genre de nana rock'n'roll un peu bronzée par la sueur qu'elle dépense à se dorer la pillule devant les spots des concerts".
Il mit fin à sa pensée avec un soupir. Après tout, Franck était avec elle car il devait être heureux comme ça. Enfin pas vraiment, à priori, mais elle voulait bien de lui, elle. Contrairement à ces "canons de beauté version Franck" qui se contentaient de se foutre de sa gueule en soirée, Eve l'avait invité à partager sa conception de la vie. Finalement Franck avait été entièrement absorbé par sa femme. Sans doute grognon au départ, il partageait désormais avec elle sa version du bonheur.
Al barra mentalement la ligne Franck dans son repertoire mental: Aliéné lui aussi.
Il irait donc voir sa phobie : son ex.