Ceci est une fiction
Premier jour
Ce matin j'ai entendu un scientifique déclarer que les regrets étaient nocifs pour les vieux cerveaux. Que , en gros, on finissait plus vite sa vie et qu'on était susceptible de se noyer dans le malheur si on entretenait trop de ces maudits regrets.
J'me suis dit qu'on devait toujours forcément oublier de faire certaines choses dans sa vie. Et, vu la société dans laquelle on vit, les chances de finir vieux con et dépressif me paraissent élevées. Que ça soit pour le type qui a fait carrière dans une profession insipide ou pour le mec qui vivait pour son boulot et qui ne supporte pas de le quitter.
Moi j'me suis toujours dit que la véritable grande vie devrait être celle d'un citoyen romain ou d'un rentier façon écrivain du dix-neuvième siècle. Car finalement qu'est-ce que le travail de nos jours ? Encore lorsqu'il fallait cultiver sa propre bouffe et fabriquer ses meubles ça avait encore un sens mais maintenant ?
J'arrive même pas à me faire à l'idée que pour gagner du fric en étant créatif il faut faire de la pub et de la com. Précisément le genre de boulots qui ne servent à rien et qui ne sont que les fruits pourris de l'arbre singulier qui fait notre société.
J'me suis dit que j’étais sacrément gonflé quand même. Fallait tout de même pas trop que je me la ramène. J’étais qu'un mec qui attendait son RSA tous les mois. Un salaud d'assisté. Mais pour ma défense j'peux vous dire qu'il m'arrive de travailler pour m'acheter des choses inutiles. Faut bien entretenir ce paradoxe : je suis révolté mais y'a pas plus gros consommateur que moi. D'ailleurs j'ai l'impression que tout le monde fait toujours la gueule. Il faut râler sur quelque chose pour alimenter la gorge en salive, comme si la foule entonnait un rap incessant.
J'étais tombé dans la pauvreté sans l'avoir vu venir. J'avais du talent mais pas d'ambitions et pire : j’étais surtout un type honnête. Je n'avais pas d’érections incontrôlables lorsque je conduisais une berline et je détestais la plupart des types qui n'avait rien de mieux à faire que de balancer du foutre sonore partout en appuyant frénétiquement sur le klaxon. Je me demandais comment l'on pouvait bien réussir sans être corrompu. J'avais l'impression que le vice se répandait partout comme une énorme tâche de gras anthropophage.
Faut pas exagérer lorsqu'on veut faire du commerce on fait pas HEC. Parce que le type qui fait le plus de commerce c'est bien le petit boutiquier qui régente le client au cas par cas. Alors quoi ? Ce qu'ils veulent tous c'est se faire du fric mais aussi vivre avec leur temps. J'ai toujours pas compris cette inébranlable volonté de vouloir s'intégrer le plus possible dans cette société merdique. Moi j'veux m'en sortir, car faut pas exagérer j'changerai pas le monde mais faut bien que je puisse m'acheter d'autres choses que des nouilles.
J'admets cependant qu'il m'arrive de ne pas manger pour me payer des cigares et de la musique. Parfois je suis obligé de piquer des cds, enfin de les télécharger. Je déteste faire ça, je culpabilise pour les petits groupes pourris à qui je ne peux rien donner. Mais bon faut bien se cultiver.
Et puis j'ai fini par me dire que je commençais à accumuler les regrets comme une pile de vieux livres poussiéreux. C'est le genre de trésor dont on a du mal à se débarrasser. J'ai pourtant choisi de le faire, petit à petit. J'allais traverser le Styx de plusieurs vies , styles, mots et réaliser d'inlassable aller-retour. Je savais que j'allais sans doute ramer pour y parvenir mais ça fait parti du contrat.