Les disciplines trop intellectuelles sont bien entendu excluent de ce mode de pensée. On les réserve aux imbéciles et à ceux qui ne comprennent rien à la mondialisation. Le moderne est ici synonyme de régression vers la pensée autoritaire archaïque.
Pourtant encore, dans quelques singulières bâtisses, des professeurs continuent à enseigner les vertus de la Grande Réflexion. Ils interrogent le monde, insultent parfois les médias et les structures et , un instant, font briller les yeux de leur auditoire.
Les étudiants, les années passant, voient leurs amis entrer bon gré malgré dans le monde du travail. La pression sociale les pousse à terminer leurs cursus et à se diriger vers des pensées pécuniaires. Un jour on vit soudain dans son appart' seul en oubliant les spéculations de l'Agora. Alors on vote avec son portefeuille, son narcissisme et finalement par aliénation. Pion supplémentaire parmi les masses abrutis. La semaine boulot, le week-end : les mêmes tentatives de loisirs toujours décevantes et ainsi de suite jusqu'à une retraire qui recule de plus en plus. Les voyages virtuels et les promenades avec les vieux compères deviennent des « événements facebook ».
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Peu à peu, les silhouettes flouées des clients entraient à pas feutrés. Ceux-ci semblaient ralentir un instant dans leur empressement, comme si l'endroit fut un quelconque sanctuaire. Enfin, les silhouettes devinrent formes et visages et l'attroupement successif finit par s'installer. Des discussions, lentement émanèrent. Je tentais d'en capter quelques bribes, saisissant quelques expressions ridicules de la société :
"I'm surprised, tu aimes bien le Japonais" Dit une trentenaire blonde qui devait probablement sentir le parfum bon marché à des lieux à la ronde.
Devant moi, un couple de cinquantenaire parlaient design et entreprise. Lui, vieux costume vert d'un goût douteux, lunettes passées, crâne dégarni, avec une expression de sérénité du type qui ne craint pas pour son boulot. Elle , blonde du genre "chic à la moderne" avec quelques manières amusantes et une façon personnalisée de tenir ses baguettes.
Tout ce petit monde n'était pourtant pas soumis à un espèce de ravissement extatique, oui car j'étais bien là, moi aussi, avec mon carnet, en les regardant du coin de l'œil. Tandis que certains me remarquaient et semblaient détester me voir peindre ainsi l'endroit d'un peu de sentiment de lassitude.
Les serveurs ne souriaient jamais, et parfois regardaient ce que vous faisiez. Si vous leur lanciez une invitation amicale à un regard autre que celui condescendant qu'ils adoptaient, ils n'y répondaient pas. Seule la serveuse avait constamment le sourire aux lèvres.
En réalité, je me décevais moi même de ma présence en ces lieux. Seule la perception du goût faisait pénétrer en un autre monde. Du moins en une infime essence, dans la délicate sensation agréable du palais. Les visages des clients rappelaient cependant sans cesse que nous n'étions qu'en France, dans la ville de Lille, dans le département du nord, au fameux restaurant Akira...
Malgré tout l'exotisme que chacun recherchait, il n'y avait là que de la poudre aux yeux . Le personnel était Chinois, et seule le cuisinier, formé au Japon, avait le mérite d'apporter un peu de vérité dans ce rêve d'ailleurs gastronomique.
]]>Jour 6
Tirer la chasse
Nettoyer est une chose qui obsède et qui donne lieu à des joies et une sorte de puissance singulière. Putain, j'savais pas ça en faisant ce métier à la con mais parfois j'éprouve une jouissance à nettoyer la chiasse des autres. Comme le truc d'exploser les furoncles de son prochain, on m'avait raconté que c’était un sentiment qui s'apparentait à la recherche d'une jouissance et d'une domination.
Cela doit expliquer pourquoi les toubibs se mettent parfois à déconner et qu'on en voit plein adhérer aux sectes. Les mecs, à force de guérir les conneries de microbes, ils se prennent pour des genres de sauveurs et ils ont des pensées qui vont de l’erectile au divin , flippant.
J'vois mon gros jet d'eau vider toute cette merde pour faire resplendir le carrelage des chiottes bien blanc et bien brillant. Je transforme ça en une chose lisse, froide et sans couleur, je fais le vide et ça me fait du bien dans ma tête de con.
Chez moi ça m'obsède. J'peux plus tolérer le lyrisme de mon chiotte ou les tâches sur mes assiettes. Et les rares fois ou je sors de ma merde pour voir de la famille je peux pas m'empêcher de vouloir tout recurrer .
Et pourtant, j'ai toujours détesté les obsessionnels, ces cons dogmatiques. De ceux qui ne prennent pas en compte le contexte pour juger d'une chose, d'une copie, d'une pensée. Et pourtant je faisais désormais plus ou moins parti de cette tribu.
Mon vocabulaire s'est transformé : nettoyer, astiquer, nickel, propre, bien pur, bien blanc , bien net, bien froid et bien brillant, bien strict et bien droit. Et moi dans tous ça ? Mon appart" était propre, plus rococo, plus rangé , mais le bordel y régnait incontestablement et suintait discrètement. Le baroque revenait à la charge comme les chevaliers errants. N'y avait-il pas chose plus belle et romantique que toute cette discipline et cette étique dédiée au final à l'errance , à la liberté, à la pensée et aux voyages ? Formé dans un moule mais loin des territoires moraux surgissait l'image fin de siècle de l'homme des barricades bien mis.
J'adorais, de fait ce concept masqué. Les gens vantaient mon décor d'appart' témoin, ils s'extasiaient devant tel ou tel objet ou étaient stupéfaits de la propreté du lieu et de comment le travail m'avait changé. J'étais désormais homme accompli, je cotisais pour ma retraite, j'achetais du PQ triple épaisseur. Mais derrière tout ça, il n'y avait que la solitude, dans les armoires ça sentait le moisi et dans le frigo ça puait la cuisine du déserteur.
J'arrivais pas à me fixer avec les gens. Soient qu'ils admiraient la discipline , soient le côté anarchique et chaotique de mon existence riz + thon + mayo. J’étais juste un putain de technicien de surface, ça faisait tout de suite chier et je sentais la déception quand j'annonçais ça aux nanas que j'essayais de brancher.
Mais au final, je trônais dans ce nouvel intérieur comme un dictateur observant les rangs alignés de ses petits soldats. L'air maussade, la gueule en travers, à la fois fier mais ne démontrant aucun bonheur. Derrière la rigueur la poussière et les orties.